Le système D

Il est à la base du système économique géorgien. Etant données les conditions de vie actuelles (salaires et retraites non versés), il est évident que les trafics en tous genres ou petites combines fleurissent à tous les coins de rue : question de survie. Ces pratiques ne sont d'ailleurs pas nouvelles, elles existaient déjà à l'époque soviétique, où les pénuries faisaient partie intégrante de la vie quotidienne.

Le "business"

Aujourd'hui cependant, ce système a pris des proportions inégalées jusqu'ici. Au royaume de la libre concurrence et de l'économie de marché, tout un chacun peut s'improviser marchand, vendeur ou acheteur. D'où la profusion d'étals, échoppes et boutiques improvisées en tous endroits, sur le trottoir, à la criée, dans les couloirs du métro ou les passages souterrains, où l'on vend au détail et à toute heure toutes sortes de biens de consommation. On n'a aucune difficulté à se procurer, même à quatre heures du matin, des cigarettes, du cirage à chaussures, de la colle ou de la lessive. Les commerçants varient en taille et en importance : cela va de la vieille dame assise au bord de la route, attendant patiemment des acquéreurs pour ses graines de tournesol, au véritable bazar avec vendeurs pleins de bagoud.

Ces détaillants ne sont que le dernier maillon d'une chaîne d'approvisionnement en biens de consommation, qui part de l'acheteur en gros qui "fait son marché" en Turquie, qui revend ensuite, avec une marge, à plusieurs commerçants de Tbilissi, auxquels d'autres commerçants, travaillant dans des villes de moindre importance, vont acheter de la marchandise à un prix légèrement plus élevé, et qui, eux-mêmes, à leur tour, etc. On peut ausi vendre des services : une affaire rentable est par exemple la "cave à jeux vidéo", installée parfois en des lieux inimaginables, où les jeunes et moins jeunes peuvent jouer à la Playstation.

Tout s'achète en Géorgie, même s'il faut parfois savoir y mettre le prix. Un permis de conduire coûte environ 50 $, bas prix qui explique la dangerosité des routes ; mais une maîtrise de français revient à 1000 $ de "cours particuliers" avec la directrice de chaire. On ne peut rien obtenir des fonctionnaires ou douaniers sans bakchich (5 $ pour "respirer l'air d'Arménie", 10 $ pour exporter 10 bouteilles de vin au lieu de 2). Que voulez-vous, il faut bien ramener le bifteck à la maison.

L'énergie

Il faut aussi se débrouiller au niveau local, entre voisins, pour assurer l'approvisionnement énergétique de l'immeuble. Les canalisations d'eau, qui sont à l'air libre dans leur grande majorité, sont déviées, rafistolées et amenées jusqu'aux pénates qui n'ont plus l'eau courante. Du fait des nombreuses fuites qui forment parfois des marigots dans les lieux bas de la ville, la pression est toutefois insuffisante pour assurer la distribution des derniers étages des immeubles ; ce qui condamne leurs habitants à effectuer plusieurs allers-retours par jour vers le point d'eau le plus proche, et à monter douze ou quinze étages chargés de lourds seaux d'eau, l'ascenseur, quand il existe, ne fonctionnant que très rarement.

L'électricité reste en effet la ressource la moins accessible. L'approvisionnement varie en qualité selon les quartiers, mais personne n'est à l'abri des coupures, qui peuvent durer jusqu'à vingt-quatre heures en hiver. Il est éprouvant d'attendre dans le noir et le froid que l'électricité veuille bien revenir : aussi, il n'est pas rare que l'on "tire un câble", c'est à dire que l'on parasite le réseau public d'électricité, au prix parfois de travaux d'ampleur (j'ai pu voir une imposante tranchée creusée sur quinze mètres dans une cour, dont la réalisation avait mobilisé dix hommes pendant une semaine). Les poteaux électriques sont donc surchargés par un incroyable entrelacs de câbles plus ou moins bien gainés. Les installations feraient d'ailleurs se dresser les cheveux d'un électricien, tant elles sont approximativement bricolées ; on s'étonne qu'il n'y ait pas plus de morts par électrocution.

Le réseau téléphonique reste dans le giron public (à la différence de l'électrique qui est en voie de privatisation, ce qui donne lieu à des factures exorbitantes envoyées au petit bonheur), et est totalement gratuit. Ce qui explique que les géorgiens soient de grands utilisateurs du téléphone, malgré la difficulté effective à se faire comprendre de son interlocuteur. Une conversation laisse en effet la durable impression de joindre un sibérien en 1950, et on entend souvent mieux ce que se disent d'autres appellants que ce que l'on vous raconte.

Les pratiques solidaires

La mendicité reste la seule solution pour nombre d'indigents : les rues sont pleines de quêteurs débraillés, amputés, mendiants d'église. Ceux-ci ne sont pourtant pas très démonstratifs par-rapport aux standards de leur corporation. Il semblerait en effet que faire l'aumône fasse partie des moeurs, et que, malgré l'absence flagrante de structures d'aide et d'accueil, les plus pauvres arrivent à vivre de la générosité des un peu moins pauvres. Si l'individualisme existe, il ne se pratique pas au détriment d'autrui, parce qu'on peut aussi bien se retrouver dans la même situation demain.

La solidarité et l'entraide entre membres d'une même famille jouent également un grand rôle dans la vie économique du pays. Les parents habitant la campagne ravitaillent la famille en produits agricoles de première nécessité (fromages, viande). En même temps, les jardins potagers fournissent légumes et herbes aromatiques, et on pratique fréquemment l'élevage extensif de volailles, vaches ou cochons. Il est d'ailleurs assez surréaliste de voir paître tranquillement le bétail urbain au beau milieu des parcs et jardins publics.

Le premier lieu d'approvisionnement reste toutefois le "bazrouba", lieu de tous les marchandages.

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